Lettre sur mon père
Kees Greshoff
Mon cher Pierre,
Je ne demande pas mieux, cela va sans dire, de donner au numéro spécial de Tirade quelques souvenirs sur mon père. Mais plus j’y songe, moins je trouve à dire et plus l’ entreprise me semble vaine.
Ce que Jan Greshoff a voulu dire est là, présent pour ceux qui savent lire. Que puis-je y ajouter? Mes souvenirs? Mais qu’apporteront-ils? Rien, ou du moins pas grand’chose. Toute cette question des souvenirs repose sur une idée fausse, l’idée que la connaissance de l’écrivain dans son comportement quotidien nous apprendra quelquechose de plus sur son oeuvre. Ceux qui pensent ainsi croyent que l’écrivain est une sorte de prestidigitateur dont l’oeuvre, tel un chapeau haut-de-forme à double fond, cache une plus substantielle vérité qu’elle-même, et que cette vérité-lànous sera révélée par notre connaissance de la personne de l’écrivain que les souvenirs nous révéleraient. Or je suis persuadé que ceci est une erreur, ou du moins pour certains auteurs (dont mon père). Quand il s’agit d’un Stendhal c’est une autre question, et encore…
Si je ne me trompe mon père écrivit Ikaros Bekeerd pendant notre séjour à Juan-les Pins en 1937. De ces vacances j’ai bien des souvenirs, mais quel rapport ont-ils avec cette oeuvre qui s’élaboraient silencieusement pendant ces semaines? Jan Greshoff écrivant dans sa chambre n’était pas mon père qui, à midi, nous retrouvait sur la plage. Proust le dit mieux que moi: ‘Un livre est le produit d’un autre moi que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices’.
Il s’ajoute à ceci le simple fait que Jan Greshoff était mon père. Il
était une présence quotidienne et it faisait partie, tout naturellement et simplement, du paysage de ma vie. Il est encore présent pour moi, mais seci fait que les souvenirs que je garde de lui appartiennent à mon domain privé, et si je les écrivais seraient du genre album de famille, qui du point de vue de la littérature n’auraient aucun intérêt. Les souvenirs de ses amis, les tiens par exemple, auraient peut-être une autre valeur ce seraient des souvenirs littèraires.
Ce que je dois à mon père? Beaucoup certes, mais encore est it difficile de dire avec exactitude ce que je lui dois. Essayons tout de même: Mon go ût pour la littérature, sans aucun doute, avec cela le respect de la langue, de l’écriture et le désir de bien écrire. A un autre niveau certaines des mes préférences littéraires viennent de lui, particulièrement une predilection pour les curiosités et les bizarreries de la littérature, pour ce que l’on pourrait appeler les Palais du facteur Cheval de l’écriture. Mais par contre je n’ai jamais pu partager, ni comprendre son enthousiasme pour Gobineau, ni son admiration pour les très ennuyeuses Mémoires d’outretombe.
D’une façon générale la littérature n’occupait pas une grande place dans nos rapports ni dans nos converstions. S’il parlait de littérature avec moil’ le faisait avec une certain désinvolture et s’ intéressant plutôt au côté anecdotique. Ceci reflétait son attitude un peu paradoxale envers la littérature qui était pour lui le moyen d’expression le plus haut mais aussi un divertissement un jeu, même si c’était le jeu suprême, het spel der spelen.
Le plus souvent, surtout durant ses derniéres années s’agissait-il dans nos entretiens de réminiscences, et nous retrouvons ici, encore une fois, son goût pour l’anecdote. Je n’ai presque jamais eu de ‘discussion littéraire’ avec mon père, de même que dans ses lettres it ne m’ entretenait guère de littérature. Cela était, de toute évidence, le domaine des amis, Jany, Eddy, Menno, toi, mais non celui de la famille.
Un dernier mot. J’étais à Paris lorsqu’une lettre de mon épouse m’apprit que mon père était mourant. Je fis alors un petit pélérinage au Palace-Hôtel, Rue Blaise-des-Goffes, tout en haut de la rue de Rennes oú mon père fit ses adieux à cette Europe qu’il n’a jamais
quittée et à laquelle, grâce à lui j’appartiens. Cette appartenance est peut-être le don le plus précieux qu’il m’ait fait.
Et voilà, cher Pierre. Je le sais, ceci est un peu mince, mais c’est tout ce que je crois pouvoir dire.
Amitiés.